Travailler à la maison… La question se posait avant la crise(1). Une journée de télétravail, cela ouvrait des horizons : éviter les temps de transports, avancer plus rapidement sur certains dossiers avec une vraie autonomie – et accessoirement faciliter la gestion des machines à laver et récupérer les enfants à la sortie de l’école. La crise sanitaire a fait basculer tous ceux qui le peuvent dans le télétravail intensif. Une expérimentation à grande échelle qui va permettre de faire le tri entre mythe et réalité !

Ceux qui le peuvent, ce sont « ceux qui brassent plus d’informations que de matière » comme le résume le chercheur Gilles Dowek (2) . « Il y a aujourd’hui plus d’avocats ou d’enseignants que de paysans ou des mineurs. Or ce travail de l’information peut s’effectuer n’importe où. Un enseignant peut corriger ses copies au café, une avocate y rédiger sa plaidoirie, alors que le mineur ne peut travailler que dans une mine. Ainsi, le travail de l’information remplaçant peu à peu celui de la matière, le lien historique entre les concepts de travail et d’espace se défait : nous n’avons plus besoin d’espace de travail. »

C’est cette remise en question d’un lieu commun qui transforme une équipe en équipe virtuelle : l’équipe virtuelle n’a pas, comme l’équipe traditionnelle, un territoire physique qui constitue le foyer d’une appartenance commune. Le télétravail intensif peut donc faire craindre une individualisation très forte, une perte de sentiment d’appartenance à une équipe.

D’autant plus qu’au-delà des lieux de travail à proprement parler (bureau, salle de réunions…) qui permettent une transmission d’information directe, bien moins source d’interprétation qu’une communication par mail, il existe également, dans une organisation des lieux d’interstice (3): la machine à café, le couloir, le vestiaire, la cantine, le hall d’entrée, des lieux communs à tous… et des temps d’interstice qui séparent la durée juridique du temps de travail et le temps effectivement passé au travail. C’est cet espace-temps paradoxal où on est au travail sans y être tout à fait, illustré avec humour par la série Caméra Café, qui risque fort de nous manquer lors de nos échanges via Skype, Zoom, Teams ou Whatsapp… Dans ces lieux, la teneur des échanges y est souvent légère, banale : les occupations du week-end, le film vu la veille… Ce sont également les lieux de l’affect, où les difficultés rencontrées, les conflits vécus, les doutes sont partagés et donnent lieu à un échange d’égal à égal. L’histoire de l’entreprise s’y écrit et s’y raconte.

Quand ces espaces sont respectés, nous n’avons pas conscience de leur importance. Pourtant ils sont le creuset des relations interpersonnelles entre les membres d’une équipe, d’une organisation, car une partie du plaisir pris au travail ne tient pas seulement au travail en lui-même mais à la satisfaction d’un besoin essentiel : celui d’appartenir à un groupe, de sentir avoir sa place… C’est quand ces espaces manquent qu’ils peuvent « faire crise ».

Un fonctionnement à distance tend à fragiliser ce sentiment d’appartenance, puisqu’il annihile ces espaces. Toutefois comme le souligne Sylvie Chevrier qui s’est intéressée aux équipes internationales de projet, même si « ce n’est pas dans la virtualité que se constitue l’esprit d’équipe (…) dès lors qu’il a été établi, ce lien peut persister au travers des échanges virtuels » (4). Pour cela, ce lien a besoin d’être nourri d’une part d’éléments organisationnels, précisant des actions centrées sur les tâches (des objectifs clairs, des points réguliers sur l’avancement des tâches, etc.) mais également d’éléments relationnels, en particulier de ce qui relève des échanges informels, de la convivialité, etc… Les groupes Whatsapp sont en cela de magnifiques lieux interstitiels virtuels, où la multiplication des échanges, qu’ils soient d’ordre professionnel ou plus humoristique, instaure une forme de familiarité qui peut créer des affinités, une référence commune. Et être en quelque sorte le prolongement de la machine à café.

En conclusion pour qu’un collectif fonctionne, il est essentiel que chaque membre se sente inclus et nous avons tous la possibilité en nous souciant de ce que vivent nos collègues de renforcer ce sentiment d’appartenir à une équipe. Car cette notion d’intégration ne peut être portée seule par le manager, qui a déjà fort à faire dès lors qu’il manage à distance. En d’autres termes, si vous voulez du lien dans l’équipe, à vous d’en mettre aussi !

 

(1) Seuls 3 % des salariés y avaient alors recours au moins un jour par semaine, surtout des cadres (61 %). L’enquête du mutualiste Malakoff-Humanis, réalisée de novembre 2019 à février 2020 et publiée le 12 mars, révèle que près d’un tiers des entreprises et des salariés installent régulièrement (6,4 jours par mois) leur bureau à domicile, les cadres toujours en priorité.

(2) Le Monde du 27 Mars 2020 Coronavirus : « Le passage du télétravail occasionnel au télétravail généralisé en fait apparaitre les limites. » Gilles Dowek est chercheur à l’Inria, enseignant à l’Ecole normale de Paris-Saclay et membre du Comité national pilote d’éthique du numérique.

(3) Fustier Paul, « L’interstitiel et la fabrique de l’équipe », Nouvelle revue de psychosociologie, 2012/2 (n° 14), p. 85-96. DOI : 10.3917/nrp.014.0085. URL : https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2012-2-page-85.htm

(4) Chevrier Sylvie, « Peut-on faire virtuellement équipe ? Le cas des équipes internationales de projet », Nouvelle revue de psychosociologie, 2012/2 (n° 14), p. 35-50. DOI : 10.3917/nrp.014.0035. URL : https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2012-2-page-35.htm